— ‘22 732 kinah’, m’annonce calmement la propriétaire du bazar de Morheim.
Il n’est pas aisé de l’emporter sur un shugo lors d’une tractation. Ils sont, par essence, de féroces négociants, insensibles aux supplications comme aux menaces. C’est pourquoi je tâche, malgré mon agacement, de garder un ton doux et mesuré.
— ‘Allons, Mapirinerk… Tu peux faire mieux que ça, j’en suis certaine.’
D’ordinaire, je marchande avec elle pour le seul plaisir de marchander. C’est une sorte de récréation rituelle… Mesurer son esprit affûté au mien, faire assaut d’arguments fallacieux et de tournures hâbleuses, pour voir laquelle de nous deux finira par avoir le dessus. Mais aujourd’hui, c’est la nécessité qui me pousse à tenter de lui soutirer le plus de fonds possible. Je n’ai pas de temps à perdre en finesses. Je crois qu’elle s’en est d’ailleurs rendue compte… Et rien que le savoir me met de mauvaise humeur.
La créature examine à nouveau l’amas de babioles hétéroclite que je lui ai apporté, puis secoue la tête, feignant d’être désolée. Le gracieux mouvement fait osciller les petites oreilles plantées de chaque côté de son crâne étroit.
— ‘Non non non, je regrette, 22 732 kinah, pas une pièce de plus, nyark…’
Je laisse échapper un soupir agacé. 22 732 malheureux kinah… Ça ne suffira jamais. Mais ce que j’ai posé sur le comptoir du bazar ne vaut pas plus. Je le sais, et la shugo le sait aussi. Je ne peux pas lui en vouloir.
— ‘C’est la criiise…’ se permet-elle d’ajouter, l’air détaché.
Je lui en veux, pourtant. Ma colère mal réprimée, je rafle d’un mouvement brusque les pièces qu’elle me tend au creux de sa paume duveteuse. Elle agite joyeusement la main lorsque je quitte son étal, et le large sourire qui fend son minois velu me met encore plus en rogne.
— ‘Reviens quand tu veux !’
‘Bien sûr que je reviendrai, avare petite créature… Tu es la seule qui accepte de changer les saletés que je ramasse contre des espèces sonnantes et trébuchantes…’ pense-je en moi-même.
Mais ces mots ne franchiront pas mes lèvres. En plus d’être rapiats, les shugos sont susceptibles… Je réponds à son salut d’un haussement d’épaules et d’un grognement maussade, tout en m’éloignant. La neige ne va pas tarder à se remettre à tomber. Et je ne veux pas être encore dehors quand ça se produira.
Il me faut un endroit paisible, douillet, où me reposer et réfléchir. Machinalement, je fouille la mémoire de mon hôte. C’est devenu une mauvaise habitude, de compter sur ses souvenirs résiduels pour m’orienter. Il faudrait que je prenne le temps de prendre mes propres repères, plutôt que de me fier aux siens. Mais le temps, bon sang, j’en manque. Cruellement.
Je me rends compte que les rares chalands que je croise me jettent des regards méfiants. Allons bon. J’ai encore maugréé toute seule sans m’en apercevoir… Ils doivent me croire folle. Ou pire. Une jeune fille s’est même arrêtée, et me fixe, les yeux écarquillés. Je lui dédie un rictus mauvais, en montrant les dents et en grognant comme un animal féroce. Elle détale aussitôt, en rasant les murs. Je m’offre le luxe d’un sourire satisfait.
Tant mieux, qu’ils me croient donc cinglée. Ça les tiendra à distance.
Pour la millième fois depuis que je suis sortie de stase, je me demande ce qui m’a poussée à accepter l’Exode dans ce monde agonisant. Ma place est à Suyn’al, parmi les miens. Pas ici. Peu m’importent ces terres, peu m’importent ces peuples, leurs guerres futiles, leurs cultures primitives, leurs obsessions éphémères. Une rancoeur tenace envahit mon esprit, l’inondant brusquement de colère.
‘Par les Quatre, mais qu’est-ce que je fous ici ?!’
Une caillasse malavisée s’est mise en travers de ma route. Je l’envoie valdinguer dans les airs d’un coup de pied rageur. Ce geste accroche la faible part de mon esprit restée rationnelle au milieu de mes divagations furieuses. D’ordinaire, ça ne me ressemble pas de passer mes nerfs sur les objets inanimés… C’est plutôt le truc de Vanyá, d’envoyer tout et n’importe quoi contre les murs… Ce constat me fige, perplexe, papillonnant des yeux sous les flocons mousseux qui recommencent à voleter dans l’air froid. Je ne suis pas Vanyá. Je n’ai même rien en commun avec elle. Alors, pourquoi ?…
J’ai soudain l’intuition que c’est une rage étrangère qui pollue ma psyché. Se pourrait-il que la mémoire résiduelle de mon hôte influence mes appréhensions ? Voilà une question inquiétante… sur laquelle je n’ai pas le temps de me pencher. Une tempête s’annonce. Il faut que je m’abrite. Et un repas chaud ne serait pas du luxe.
Les flocons tombent maintenant dru, denses et serrés. Je trottine vers l’épicerie, dans laquelle je m’engouffre après avoir claqué mes bottes sur la barre de seuil pour en ôter la neige. Quelques voyageurs sont déjà attablés, leur pelisses mouillées étendues près de l’âtre rendant l’air humide, désagréablement étouffant. Tant pis. Je réalise soudain à quel point je me suis habituée à vivre dans le confort et l’opulence. Il semblerait qu’à force d’évoluer dans la paix séculaire de l’aérienne Suyn’al, je me sois méchamment ramollie.
L’odeur alléchante d’un ragoût de viande fait frémir mes narines tandis que je m’installe à mon tour dans la grand-salle. Evoquer la douce lumière de ma cité a apaisé ma colère. C’est normal que j’aie le mal du pays… N’importe quel monde paraîtrait rustre et fade, mesuré à l’aune de celui d’où je viens. Atréia, pas plus que les autres, ne peut soutenir la comparaison. Mais elle a quand même ses charmes, cette terre morcelée.
Je me sens sourire, soudain attendrie par ce monde écartelé, par ses peuples en transhumance. Lorsque j’interpelle le tenancier pour commander de quoi remplir mon estomac, ma voix a retrouvé sa vibrante chaleur, et mes prunelles l’éclat joyeux qui leur est coutumier. Je me sens mieux ainsi. Fidèle à moi-même. J’étends mes jambes sous la table, tâchant de détendre au mieux mes muscles crispés en attendant mon bol de ragoût et ma chope de thé noir.
Trois de mes voisins de tablée cancanent, entre deux bouchées enthousiastes. L’atmosphère douillette leur a délié la langue, et mon oreille capte distraitement quelques bribes de leur conversation. Siel perdue au profit des Elyséens… Roah toujours sous le joug des Balaurs… Les artisans qui ont de plus en plus de mal à ravitailler Primum, et les prix qui ne cessent de monter… Je me détache du contenu, ne percevant plus que le ronronnement apaisant de leurs voix, les yeux fixés sur la porte. Je me sens… bien.
Lorsque la chair est au repos, bien souvent l’esprit vagabonde. Bercée par l’atmosphère paisible, je songe à toutes les merveilles qui parsèment Asmodae. L’envol d’un Bel-Argus, aux ailes bleues et brillantes… Les vestiges de l’Impetusium, appuyés à leur splendeur passée comme une vieille dame accrochée à ses souvenirs… La flore luxuriante de Patamar dans sa sublime diversité de formes et de couleurs… Cet inconnu qui vient de franchir le seuil… Son regard a la même nuance que le reflet des dunes sur les minarets d’Aruath… Dans ses prunelles luit un éclat familier… La détermination… L’intransigeance, aussi…
Ses yeux, inquisiteurs sous ses sourcils froncés, viennent soudain se planter dans les miens. Glacée d’effroi, je réalise que je le fixe depuis un bon moment d’une façon tout à fait discourtoise. Et qu’il s’en est aperçu. Un frisson désagréable me parcourt l’échine tandis que je détourne le regard, feignant de me passionner pour la conversation de mes voisins. M’reb th’sa… Voilà ce qu’on récolte à se laisser aller.
Une chope de thé fort fume devant moi, posée à côté d’un grand bol à l’odeur appétissante. Ma rêverie m’a si bien entraînée dans sa valse lente que je ne me suis même pas rendue compte qu’on m’avait servie… Je plonge promptement les lèvres dans le breuvage brûlant. L’amertume du thé résonne sur mes papilles, écho rémanent du fil de mes pensées. J’essaie de forcer mon esprit à songer à autre chose qu’à cet homme dont le regard me met inexplicablement mal à l’aise.
A une façon de gagner des kinah, par exemple. La bourse de mon hôte, lourde et rebondie à mon éveil, s’aplatit de plus en plus au fur et à mesure de mes bourdes. Plusieurs tractations, que j’avais jugées sans risques, se sont avérées catastrophiques. Il me faut un moyen, rapide et sûr, d’assurer ma subsistance. Je me réfugie dans des réflexions d’ordre pratique, envisageant diverses possibilités de regarnir mes poches. Cette feinte fonctionne presque.
Je me targue, depuis toujours, d’être capable d’imposer à mon esprit une discipline de fer lorsque je le souhaite. Déformation professionnelle. Mais, évidemment, il subsiste une faille… Sinon, ça serait trop simple.
Pendant que le fil conscient de mes pensées examine froidement diverses idées potentiellement rentables, mes propres yeux se rebellent, glissent hors de mon contrôle sur la salle, jusqu’à retrouver la stature hiératique de mon inconnu. Il est allé s’installer dans l’ombre, à l’écart. Mes prunelles traîtresses l’observent, détaillent ses traits fins, gravent dans ma mémoire la courbure souple de ses épaules, les lignes mâles de ses longues mains aux doigts élancés.
Pour la seconde fois, il les intercepte. J’en sursaute, sentant confusément mon visage devenir blême, mes traits se crisper. Je me sens… mise à nu. Pire que d’avoir été de nouveau surprise en flagrant délit d’indiscrétion, je réalise que ma façon de réagir est grotesque. Je me comporte comme une enfant qu’on vient de surprendre en train de voler des confitures. Ou comme une pucelle effarouchée. Pourtant, je n’ai rien fait de ‘mal’. J’ai été incorrecte, soit… Mais ce n’est pas un crime. Pourquoi me regarde-t-il comme si je venais de cracher sur ses bottes ? Comme si ma seule présence suffisait à souiller l’air qu’il respire ?
L’inconnu continue de me fixer, accentuant mon malaise. Mon instinct de conservation s’agite avec l’énergie du désespoir, me hurlant que je suis en danger. Je balaie ses mises en garde d’une chiquenaude mentale. Je veux savoir d’où vient cette inexplicable sensation, bien trop familière. Les rouages de mon esprit s’emboitent à toute allure. Et soudain, tout est clair.
Trop clair. Je me sens devenir pâle comme une morte, ma gorge se serre à m’en faire mal, et mes émotions jusque-là soigneusement refoulées déferlent en submergeant tout raisonnement rationnel. Mais cette situation-là, au moins, je sais la gérer. Je sais exactement comment réagir. Il n’y a qu’une seule option envisageable, qu’une seule échappatoire valide.
La fuite.
Je me relève, posément malgré le sang qui bat à mes tempes, et plaque sur la table assez de piécettes pour régler mon repas. Mon geste est trop brusque, il empeste le malaise. Je n’en ai cure. A cet instant précis, le plus important est de rassembler le peu de dignité qui me reste et d’aller trainer ma carcasse stupide ailleurs. Une part de mon esprit constate, sarcastique, que je n’ai presque pas touché à mon ragoût, et que je crève encore de faim. Ne pense à rien, regarde devant toi, ne te prends pas les pieds dans le tapis. Là. Ça va bien se passer. Je louvoie dans la grand-salle jusqu’à la sortie, trop consciente que mon souffle court et mon pas martial gâchent la nonchalance que je m’efforce d’affecter.
Je claque la porte derrière moi plus que je ne la referme. Intérieurement, je sais très bien que je n’ai trompé personne. Et surtout pas moi-même. Histoire de marquer le coup, je m’abreuve intérieurement d’injures. Je m’attribue même sans vergogne certains qualificatifs honteux, du genre à faire rougir un homme de peine. Quitte à me conduire comme la dernière des lâches, autant le rester jusqu’au bout.
La neige profite de ma sortie pour revenir s’amonceler sur ma chair encore tiède. Elle aussi a honte de ma faiblesse. Sinon, elle ne m’offrirait pas la réconfortante indulgence de sa caresse glacée, sa blanche pèlerine venue recouvrir les lambeaux de mon amour-propre. Je referme mes paupières, levant mon visage à sa rencontre. Son baiser a le froid mordant des sables de Glath. Un court instant, grâce à elle, je peux rentrer chez moi. Je souris aux nuées, reconnaissante, et murmure un remerciement ténu aussitôt emporté par le vent.
Derrière moi, la porte se rouvre, et quelque d’autre sort. J’éclate involontairement d’un rire nerveux. Le blizzard m’a remis les idées en place, assez pour que je réalise enfin qu’un parfait inconnu a réussi à me mettre suffisamment mal à l’aise pour que je renonce au seul abri que j’aie, me privant d’un repas mérité. Et pourquoi ? Parce qu’il m’a évoqué des joies délétères, et je n’ai pas su maîtriser le typhon de mes propres souvenirs. Autrement dit, sans aucune raison rationnellement valable. Jolie performance. Voyons le côté positif des choses… Cette fois, je suis au moins certaine que ce n’est pas la mémoire résiduelle de mon hôte qui me joue de sales tours. C’est la mienne. La mienne seule.
Je hausse les épaules, car au fond, ça n’a pas vraiment d’importance. Je suis une grande fille, capable de maîtriser mes émotions. Je n’ai plus qu’à rentrer et reprendre mon repas interrompu, en maugréant haut et fort après cette foutue tempête pour sauver la face. Et me retrouver de nouveau face à cet homme, sachant bien que je ne pourrai pas m’empêcher de boire sa présence des yeux…
Par réflexe, je tâche d’examiner la situation en prenant le plus de recul possible, en restant totalement neutre. Mais j’en suis, évidemment, incapable. Je n’ai jamais été capable de rester raisonnable face à lui. Mon rire sauvage redouble d’intensité. Parce que je comprends ce qui m’a frappée chez cet asmodien. Parce que je sais trop bien pourquoi il me semble aussi familier, pourquoi je me sens aussi mal à l’aise en sa présence. Et parce que je me fiche complètement de ce que pensera celui ou celle qui me verra ainsi, campée dans la tempête, savourant ma propre déliquescence en me gaussant du destin à gorge déployée.
Oui, qu’ils me croient donc cinglée, si ça les tient à distance. Je suis trop occupée à invectiver en silence le hasard qui n’existe pas… Trop occupée à me moquer de moi-même pour me soucier de ce qu’ils pensent. Et trop occupée à respirer le parfum délétère des jours enfuis qui jamais plus ne reviendront. Cette rencontre me nargue et me poignarde à la fois, rouvrant une blessure ancienne que je pensais depuis longtemps refermée. Cet inconnu de passage…
Il a le même maintient, magnifique et sauvage. Il a la même façon de se mouvoir, la même violence à peine contenue dans chacun de ses gestes. Et il a le même regard.
Il faut que je fuie cette ville. Vite. Le plus vite possible.
