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Morheim, etc…

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C’est la quatrième fois que j’expérimente la solitaire et douloureuse transhumance de l’Exode.

Pour les trois précédentes, force est de l’avouer, on ne m’a pas laissé le choix. Mais celle-ci… Celle-ci j’aurais pu l’éviter. Aisément. Il m’aurait suffit de dire : ‘Non’. Ou bien : ‘C’est gentil d’avoir pensé à moi, je vous remercie, mais je dois accompagner un arbre à son cours de cithare’. Quelque chose dans le genre. Je suis certaine qu’ils auraient compris.

Après tout, je suis une Sydh. J’ai mieux à faire que partir arpenter les vestiges d’un monde à l’agonie.

Pourtant, je suis bien là. Je ne comprends toujours pas ce qui m’a poussée à accepter cet Exode. Peut-être m’attendais-je à ce que, cette fois, forte des trois précédentes, ce soit plus aisé. Peut-être n’était-ce que la fuite en avant d’une éternelle assoiffée de liberté, devant la crainte de trop de lendemains identiques à leurs veilles. Ou peut-être espérais-je discerner enfin une trame conductrice au milieu de l’infini instable des univers possibles.

Ben voyons. On peut toujours rêver.

Tous ceux qui ont traversé l’épreuve de l’Exode, et qui y ont survécu, en ont émergé à jamais différents. Souvent presque morts. Parfois, pour certains, à la limite de la folie. Pourtant, je ne connais personne qui puisse affirmer sans mentir que ce n’est qu’une éprouvante mascarade de laquelle on ne retire rien.

Parce qu’après coup, une fois revenus dans le berceau douillet de nos fûts séculaires, on se souvient avec une joie intense de cette expérience incomparable. On réalise la richesse de cet enseignement, complétant et aiguisant notre propre sagesse. On s’enivre au souvenir extatique d’avoir arpenté d’autres cieux et d’être revenu pour conter leur fragrance étrangère, grandis dans l’atroce douleur de l’abandon et du déracinement…

Mais ce bonheur sublime, évidemment, ne vient que bien après. Sur l’instant, je vous garantis qu’on passe énormément de temps à regretter d’avoir jamais vu le jour, et à maudire l’univers tout entier.

Pour ma part, échevelée, hâve, et aussi sale qu’un ettin miteux, je suis encore en train d’hésiter sur les termes exacts à employer pour formuler ma malédiction personnelle, quand les deux massifs Archons me laissent choir en tas informe aux pieds d’Aegir, Général de Brigade de la Forteresse Glacée de Morheim.

— ‘Ashakiel’, prononce-t-il d’un ton neutre, m’interrompant juste après infâme et juste avant pourriture. ‘C’est donc vrai.’

Je relève furtivement les yeux vers lui, jaugeant la situation. Les Archons ont reculé de deux pas, me laissant seule. Et Aegir me toise froidement du haut de son siège, l’air mal réveillé et de mauvaise humeur. Aie… Ça s’annonce donc mal.

Je rajoute mentalement plusieurs adjectifs à ma longue liste d’invectives, tout en me relevant. Une des choses que je craignais le plus est en train de se produire. Grâce à la mémoire résiduelle de mon hôte, j’ai su tout de suite qui est cet homme. Et il connait son nom, puisqu’il vient de le dire. Il est donc fort probable qu’Aegir et Ashakiel se soient connus avant la mort de cette dernière. M’reb th’sa… C’était à prévoir dans un monde où n’importe quel péon peut devenir immortel.

Si seulement j’avais su ça avant de sortir de stase’, maugrée-je intérieurement. Je n’aurais pas perdu mon temps à attendre que les générations passent pour que mon hôte sombre dans l’oubli, dans l’espoir de m’épargner d’épineuses confrontations.

Et oui, soyez logiques. Si on se relève de suite après s’être incarné, et qu’on croise par hasard la femme, le fils ou la grand-tante par alliance de l’hôte dont on a récupéré la dépouille… On lui dit quoi, hein ? Toutes mes condoléances’ ? Très discret comme infiltration.

Je m’autorise un bref soupir agacé. Allons. Inutile de me perdre en réflexions maussades. Ils se connaissent, soit. A moi d’en tenir compte. Si je ne prends pas de risques inutiles, tout se passera bien.

— ‘Commandant’, éructe-je une fois debout, en claquant vaguement des talons.

Voilà, parfait ça, ‘Commandant’. C’est bien, ‘Commandant’, ça sonne sobre, très bon choix. J’aurais juste aimé que ma voix ne couine pas comme un aukwi qu’on plume vif en le prononçant. Mais bon, on ne peut pas tout avoir.

— ‘Vous avez l’air… en forme’, énonce-t-il, dubitatif, après m’avoir longuement examinée.

— ‘Je le serais beaucoup plus si vos deux soudards s’étaient abstenus de faire du zèle’, ne puis-je m’empêcher de répondre, sarcastique.

Un mince sourire déforme brièvement les lèvres du Commandant. La mémoire résiduelle de mon hôte, fouillée à la hâte, vient encore de me rendre un fier service en m’informant qu’Aegir a toujours apprécié l’humour caustique d’Ashakiel, à défaut de l’apprécier elle. Très bon début’, pense-je, soulagée. ‘Si je continue comme ça, l’illusion sera parfaite.’

— ‘J’avais donné l’ordre qu’on vous amène jusqu’à moi, mais il est vrai que je n’avais pas précisé dans quel état… Mille excuses pour ce regrettable oubli’, ronronne-t-il placidement, l’air très satisfait de lui.

Je lui concède cette victoire, me contentant d’un sourire torve pour seule réponse. Il me le rend, carnassier, avant de poursuivre d’un ton nettement plus incisif.

— ‘Cela fera trois semaines demain que vous hantez ma citadelle. Puis-je savoir ce qu’un Exécuteur de l’Ombre est venu faire à Morheim ?’

Je sens mon sourire se figer sur mon visage. Par l’Oeuf et la Coquille… Voilà qui n’était pas prévu. Il en sait des choses, le bougre. Beaucoup de choses. Et ça, c’est très mauvais pour moi.

Je fais mine d’épousseter soigneusement mes manches pour me laisser le temps de réfléchir. J’aurais du prévoir ce genre de désagrément. C’est l’inconvénient d’avoir du m’incarner dans un cadavre. La mémoire résiduelle de mon hôte est, la plupart du temps, une aide vraiment précieuse. Mais elle demeure, justement, résiduelle… Mon accès aux connaissances d’Ashakiel n’est que partiel, des pans entiers de ses souvenirs ayant été détruits lors de sa mort.

Pour être claire, je n’ai foutrement aucune idée de ce dont Aegir parle.

Et il continue de me fixer, les sourcils légèrement haussés, attendant une réponse. M’reb th’sa… Je ne peux pas courir le risque de lui mentir, de prétendre comprendre ce qu’il raconte. Pas avec mes connaissances encore trop limitées de ce monde et de sa façon de fonctionner. Au moindre faux pas, il me coincera sans peine. Ne me reste donc que la solution impensable. Celle que, normalement, on n’emploie jamais.

La vérité.

Enfin, une version de la vérité soigneusement sélectionnée, capable de servir mes buts. Faut pas pousser non plus. Même en Exode, je reste une Sydh.

— ‘Sauf votre respect, Commandant… De quoi parlez-vous ?’, roucoule-je doucement en prenant une mine gênée.

Je l’observe cligner plusieurs fois des yeux, incrédule, dans la maigre lumière. Il desserre les lèvres à trois reprises, comme pour commencer une phrase, mais se ravise à chaque fois sans avoir prononcé un mot.

La quatrième tentative est la bonne.

— ‘Enfin… Mais… Vous vous moquez de moi ?’

Il semble plus surpris qu’outré, comme si l’idée même que je puisse répondre de façon affirmative est tout bonnement inconcevable. Si je n’étais pas dans une position aussi précaire, je m’amuserais follement de la situation. Au lieu de ça, je me concentre sur le rôle de l’amnésique égarée.

— ‘Je regrette beaucoup, Commandant, mais je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez. Ma mémoire…’

Je complète ma phrase laissée en suspens d’un haussement d’épaule fataliste. Il me dévisage, les yeux exorbités, pendant que je baisse le regard vers le sol, feignant derechef la gêne. Si tout va bien, ça suffira à le convaincre. Sinon… Il sera toujours temps d’improviser.

— ‘Voilà qui est étonnant… et fâcheux… très fâcheux…’, commente-t-il au bout d’un moment, d’une voix lointaine.

Je l’observe au travers de mes cils baissés. Il semble pensif, et un peu triste, aussi. Brusquement, je réalise ce que l’évocation d’un Daeva privé de sa mémoire peut éveiller chez ses pairs. La sincère compassion d’Aegir réveille ma conscience muselée. Comprenez-moi bien… Je n’aime pas particulièrement feindre et mentir. Ce sont des moyens peu honorables que j’évite d’employer quand je le peux. Mais là, je n’ai pas le choix.

Il finit par exhaler un soupir las.

— ‘Vous vous rappelez au moins qui vous êtes’, constate-t-il doucement.

— ‘Je me souviens de tout ce qui est… basique, Commandant. Mon nom. Ceux des citadelles. Les Abysses. Manger, boire, dormir, parler. Tenir correctement mon arc. Et parfois même, les jours fastes, je me rappelle mes bonnes manières’, réponds-je avec un semblant d’humour. ‘Mais dès que j’essaie de me souvenir de choses plus personnelles… Tout devient très flou.’

Je me dis soudain qu’il est impossible que cet homme se laisse prendre à un piège aussi grossier, qu’il est trop intelligent pour se laisser convaincre par ma piètre comédie. Mais, à ma grande surprise, il acquiesce d’un air distrait à mes paroles sans queue ni tête, manifestement plongé dans ses réflexions. Le silence s’éternise un long moment, si dense que j’entends les deux Archons respirer derrière moi. Aegir finit par le rompre d’une voix très douce.

— ‘Pourquoi être venue à Morheim ?’

Je hausse de nouveau les épaules, poursuivant sans faillir ma mascarade.

— ‘Il me fallait des réponses, et il fallait bien que je commence à les chercher quelque part. Je n’ai rien trouvé ici… Je partais pour Pandaemonium lorsque vos gardes m’ont interceptée.’

Il fronce soudain les sourcils, et se met à frotter son menton d’une main absente, crispée. Quelque chose dans ce que j’ai dit l’a mis mal à l’aise. Je prends mentalement note de l’information. Ça pourra toujours servir, plus tard.

— ‘Pandaemonium… Ce n’est pas une bonne idée, Ashakiel. Vraiment pas. Vous devriez plutôt rester ici, pour l’instant’, affirme-t-il, tendu, d’un ton sans réplique.

Je ne m’y trompe pas. Ce qu’il présente comme une suggestion courtoise est en réalité un ordre sans appel. Je retiens à grand-peine un demi-sourire carnassier, préférant arborer un visage ferme et digne.

— ‘Je ne peux pas continuer à errer sans but dans Morheim, Commandant. Ma bourse se vide et ce n’est pas chercher des réponses qui la remplira. Compter sur la charité de vos citoyens n’est pas une option envisageable.’

A cet instant, je suis très fière de la mine ‘tasse-de-thé-cul-serré’ que j’ai réussi à adopter. Quel n’est donc pas mon étonnement quand Aegir relève brusquement la tête et se met à rire à gorge déployée.

J’écarquille des prunelles incrédules en conservant mon maintien guindé. Mais qu’est-ce qui lui prend ?’, m’interroge-je, intérieurement perplexe. ‘Aurais-je loupé quelque chose ?…’

Je l’observe, raide comme la justice, à la limite de me vexer, pendant de longues minutes. Jusqu’à ce qu’il ait calmé tant bien que mal son accès d’hilarité, et essuyé furtivement les larmes de rire emperlant ses yeux sombres. Redevenu lui-même, il m’adresse courtoisement un geste d’excuse.

— ‘Pardonnez-moi… Si j’avais douté un instant de la véracité de votre amnésie, voilà qui m’aurait convaincu sans peine…’

J’arque un sourcil interrogatif, sans rien dire. Il y répond d’un sourire chaleureux.

— ‘L’Ashakiel que j’ai connue n’aurait jamais énoncé pareil embarras devant un tiers. Votre aveu m’a… pris au dépourvu’, m’explique-t-il. ‘Pardonnez-moi, s’il vous plait.’

Je lui adresse un sourire crispé, bien décidée à ne pas le laisser m’embobiner si facilement.

— ‘Celle qui se tient ici aujourd’hui ne peut pas se permettre de continuer à baguenauder oisivement sur la province dont vous êtes responsable, Commandant’, reprends-je du même air pincé.

Il hoche la tête, puis croise les doigts sous son menton. Je réalise que depuis quelques minutes, ce n’est plus l’officier aux manières rudes et martiales qui se tient devant moi, mais l’homme, sensible, perméable, faillible.

— ‘Sur ce point, vous avez raison. Mais c’est un problème auquel je peux aisément remédier.’

Inspirant profondément, il reprend sans préambule son masque de Commandant habitué à être obéi. Et le ton incisif qui va avec.

— ‘Avant d’être portée disparue dans l’Archipel de Siel, vous étiez renommée en tant que Rôdeuse. Or, comme vous le soulignez, j’ai justement une province à protéger. Une vaste province, souvent troublée par des incursions élyséennes… et je manque de bras solides pour y maintenir la sécurité.’

Ses traits restent figés, mais son ton se fait plus doux en concluant sa pensée.

— ‘Patrouillez pour Morheim, Ashakiel. Je vous allouerai la même solde qu’à mes Archons. Ce n’est pas grand-chose mais vous pourrez survivre. Au moins le temps que je contacte quelques personnes de confiance. Des personnes qui pourront peut-être vous apporter des réponses.’

Je sens mon cœur faire un grand bond dans ma poitrine. Par les Quatre, je n’en espérais pas tant ! A-t-il conscience qu’il m’offre sur un plateau le moyen idéal de m’infiltrer ? De farfouiller partout sans attirer l’attention ? Evidemment que non… Mais je n’ai pas besoin de feindre le long soupir ravi qui m’échappe, non plus que le large sourire qui s’ensuit.

— ‘J’en serais honorée, Commandant.’, salue-je, trop consciente de mon regard brillant de satisfaction mal dissimulée.

— ‘Bien. Dans ce cas, nous avons une entente. Voyez avec Demirin pour votre affectation. Vous pouvez aller, Soldat.’

Je claque de nouveau des talons, cette fois avec un réel enthousiasme. Si j’avais su que ça serait si simple, je serais venue le voir plus tôt, et de mon propre gré. Je chantonne mentalement une petite ode à ma victoire inattendue, lorsque les rouages bien huilés de mon esprit m’alertent soudain sur un paramètre que j’ai négligé de prendre en compte. Un paramètre important.

L’image rémanente d’une silhouette hiératique inonde brusquement ma mémoire. Cette prise de conscience met brutalement fin à ma joie puérile. Je réalise que je suis coincée à Morheim pour un temps indéterminable. Coincée dans une ville que je désire, de toutes mes forces, fuir à tout prix. Parce que rester ici signifie courir le risque de recroiser l’inconnu rencontré à l’épicerie.

Je me sens devenir aussi pâle que la mort.

— ‘Et bien, je vous ai pourtant dit d’aller ! Qu’y a-t-il, Ashakiel ?’, me morigène soudain un Aegir agacé.

Je m’aperçois que je suis restée figée comme un piquet en plein milieu de la salle d’audience. M’reb th’sa… Moi qui déteste par-dessus tout être prise au dépourvu… Ce n’est décidément pas mon jour.

Mais quitte à jouer les écervelées, autant boire le calice jusqu’à la lie.

— ‘Commandant…’, commence-je, hésitante. ‘J’ai… croisé un asmodien, il y a peu. A l’épicerie. Ses traits… m’évoquent quelque chose. Mais je ne saurais dire quoi.’

Je n’ai pas non plus à feindre d’être perdue et mal à l’aise. Le souvenir gênant des prunelles écarlates plantées dans les miennes reste vivace dans mon esprit.

— ‘Un asmodien ? C’est plutôt vague comme description, Soldat’, se moque gentiment Aegir.

Je blêmis un peu plus sous le reproche informulé, le sachant justifié. Puis j’essaie de garder mon calme tout en rassemblant les lambeaux épars de mes propres souvenirs.

— ‘Pâle de teint et de cheveux, portant cuir et… bâton, je crois. Les yeux rouge sang. Le genre… déterminé. Pas commode.’

Je ne parviens pas à en dire plus. Rien qu’évoquer son image me colle l’envie dévorante de creuser un grand trou et de sauter dedans. Stupidement, j’entretiens l’espoir qu’Aegir me fiche à la porte en m’affirmant que ça ne lui dit rien et que je peux aller me faire pendre ailleurs.

C’est le cœur pétrifié d’effroi que j’entends le couperet s’abattre.

— ‘Ah ! Oui, je vois parfaitement. Utarius. Réputé pour sa ténacité, et très estimé pour ses compétences martiales. Patrouilleur irréprochable. Il est affecté à Salintus, ce me semble. Mais je suis surpris qu’il vous soit familier.’

Au bord de la panique, j’observe Aegir me considérer d’un air perplexe. Incapable de réfléchir, je lui lance la première chose qui me passe par la tête.

— ‘Sans doute une fausse impression de ma part’, balbutie-je, désespérée.

Sensible à ma détresse, il tente de me réconforter en affectant le ton ferme et doux qu’on emploie avec les très jeunes enfants.

— ‘Peut-être. Peut-être pas… Aucune piste n’est à négliger dans votre situation.’

Je l’écoute m’achever soigneusement dans l’intention louable de m’apporter son aide.

— ‘Je verrai s’il est possible de vous affecter ensemble, histoire de stimuler votre mémoire. Et maintenant, rompez, Ashakiel. Des affaires urgentes m’attendent’, me congédie-t-il.

Je me sens m’incliner, très raide, comme dans un rêve, et sortir sans plus rien percevoir du monde qui m’entoure. Mon esprit s’est détaché de ma chair, glacé d’un tel désespoir que je tremble de tous mes os derrière mes traits impassibles.

Affectés ensemble. Ah ah ah, la bonne blague. Parfois, le destin fait décidément preuve d’un sens de l’humour très approximatif. Mais le profond mépris que j’éprouve pour ma propre faiblesse m’empêche de savourer pleinement l’ironie de la situation.

Je tâche, tant bien que mal, de m’accrocher à la certitude que personne ne peut affirmer sans mentir que les épreuves qui jalonnent tout Exode ne sont qu’une mascarade vide de sens. Ma volonté d’ordinaire inflexible s’efface bien vite devant l’écho terrifiant des paroles d’Aegir.

‘Affectés ensemble…’

Si les Dieux possèdent un tant soit peu de pitié, ils ne m’infligeront pas souffrance aussi cruelle.

L’envol d’un Bel-Argus

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— ‘22 732 kinah’, m’annonce calmement la propriétaire du bazar de Morheim.

Il n’est pas aisé de l’emporter sur un shugo lors d’une tractation. Ils sont, par essence, de féroces négociants, insensibles aux supplications comme aux menaces. C’est pourquoi je tâche, malgré mon agacement, de garder un ton doux et mesuré.

— ‘Allons, Mapirinerk… Tu peux faire mieux que ça, j’en suis certaine.’

D’ordinaire, je marchande avec elle pour le seul plaisir de marchander. C’est une sorte de récréation rituelle… Mesurer son esprit affûté au mien, faire assaut d’arguments fallacieux et de tournures hâbleuses, pour voir laquelle de nous deux finira par avoir le dessus. Mais aujourd’hui, c’est la nécessité qui me pousse à tenter de lui soutirer le plus de fonds possible. Je n’ai pas de temps à perdre en finesses. Je crois qu’elle s’en est d’ailleurs rendue compte… Et rien que le savoir me met de mauvaise humeur.

La créature examine à nouveau l’amas de babioles hétéroclite que je lui ai apporté, puis secoue la tête, feignant d’être désolée. Le gracieux mouvement fait osciller les petites oreilles plantées de chaque côté de son crâne étroit.

— ‘Non non non, je regrette, 22 732 kinah, pas une pièce de plus, nyark…’

Je laisse échapper un soupir agacé. 22 732 malheureux kinah… Ça ne suffira jamais. Mais ce que j’ai posé sur le comptoir du bazar ne vaut pas plus. Je le sais, et la shugo le sait aussi. Je ne peux pas lui en vouloir.

— ‘C’est la criiise…’ se permet-elle d’ajouter, l’air détaché.

Je lui en veux, pourtant. Ma colère mal réprimée, je rafle d’un mouvement brusque les pièces qu’elle me tend au creux de sa paume duveteuse. Elle agite joyeusement la main lorsque je quitte son étal, et le large sourire qui fend son minois velu me met encore plus en rogne.

— ‘Reviens quand tu veux !’

‘Bien sûr que je reviendrai, avare petite créature… Tu es la seule qui accepte de changer les saletés que je ramasse contre des espèces sonnantes et trébuchantes…’ pense-je en moi-même.

Mais ces mots ne franchiront pas mes lèvres. En plus d’être rapiats, les shugos sont susceptibles… Je réponds à son salut d’un haussement d’épaules et d’un grognement maussade, tout en m’éloignant. La neige ne va pas tarder à se remettre à tomber. Et je ne veux pas être encore dehors quand ça se produira.

Il me faut un endroit paisible, douillet, où me reposer et réfléchir. Machinalement, je fouille la mémoire de mon hôte. C’est devenu une mauvaise habitude, de compter sur ses souvenirs résiduels pour m’orienter. Il faudrait que je prenne le temps de prendre mes propres repères, plutôt que de me fier aux siens. Mais le temps, bon sang, j’en manque. Cruellement.

Je me rends compte que les rares chalands que je croise me jettent des regards méfiants. Allons bon. J’ai encore maugréé toute seule sans m’en apercevoir… Ils doivent me croire folle. Ou pire. Une jeune fille s’est même arrêtée, et me fixe, les yeux écarquillés. Je lui dédie un rictus mauvais, en montrant les dents et en grognant comme un animal féroce. Elle détale aussitôt, en rasant les murs. Je m’offre le luxe d’un sourire satisfait.

Tant mieux, qu’ils me croient donc cinglée. Ça les tiendra à distance.

Pour la millième fois depuis que je suis sortie de stase, je me demande ce qui m’a poussée à accepter l’Exode dans ce monde agonisant. Ma place est à Suyn’al, parmi les miens. Pas ici. Peu m’importent ces terres, peu m’importent ces peuples, leurs guerres futiles, leurs cultures primitives, leurs obsessions éphémères. Une rancoeur tenace envahit mon esprit, l’inondant brusquement de colère.

‘Par les Quatre, mais qu’est-ce que je fous ici ?!’

Une caillasse malavisée s’est mise en travers de ma route. Je l’envoie valdinguer dans les airs d’un coup de pied rageur. Ce geste accroche la faible part de mon esprit restée rationnelle au milieu de mes divagations furieuses. D’ordinaire, ça ne me ressemble pas de passer mes nerfs sur les objets inanimés… C’est plutôt le truc de Vanyá, d’envoyer tout et n’importe quoi contre les murs… Ce constat me fige, perplexe, papillonnant des yeux sous les flocons mousseux qui recommencent à voleter dans l’air froid. Je ne suis pas Vanyá. Je n’ai même rien en commun avec elle. Alors, pourquoi ?…

J’ai soudain l’intuition que c’est une rage étrangère qui pollue ma psyché. Se pourrait-il que la mémoire résiduelle de mon hôte influence mes appréhensions ? Voilà une question inquiétante… sur laquelle je n’ai pas le temps de me pencher. Une tempête s’annonce. Il faut que je m’abrite. Et un repas chaud ne serait pas du luxe.

Les flocons tombent maintenant dru, denses et serrés. Je trottine vers l’épicerie, dans laquelle je m’engouffre après avoir claqué mes bottes sur la barre de seuil pour en ôter la neige. Quelques voyageurs sont déjà attablés, leur pelisses mouillées étendues près de l’âtre rendant l’air humide, désagréablement étouffant. Tant pis. Je réalise soudain à quel point je me suis habituée à vivre dans le confort et l’opulence. Il semblerait qu’à force d’évoluer dans la paix séculaire de l’aérienne Suyn’al, je me sois méchamment ramollie.

L’odeur alléchante d’un ragoût de viande fait frémir mes narines tandis que je m’installe à mon tour dans la grand-salle. Evoquer la douce lumière de ma cité a apaisé ma colère. C’est normal que j’aie le mal du pays… N’importe quel monde paraîtrait rustre et fade, mesuré à l’aune de celui d’où je viens. Atréia, pas plus que les autres, ne peut soutenir la comparaison. Mais elle a quand même ses charmes, cette terre morcelée.

Je me sens sourire, soudain attendrie par ce monde écartelé, par ses peuples en transhumance. Lorsque j’interpelle le tenancier pour commander de quoi remplir mon estomac, ma voix a retrouvé sa vibrante chaleur, et mes prunelles l’éclat joyeux qui leur est coutumier. Je me sens mieux ainsi. Fidèle à moi-même. J’étends mes jambes sous la table, tâchant de détendre au mieux mes muscles crispés en attendant mon bol de ragoût et ma chope de thé noir.

Trois de mes voisins de tablée cancanent, entre deux bouchées enthousiastes. L’atmosphère douillette leur a délié la langue, et mon oreille capte distraitement quelques bribes de leur conversation. Siel perdue au profit des Elyséens… Roah toujours sous le joug des Balaurs… Les artisans qui ont de plus en plus de mal à ravitailler Primum, et les prix qui ne cessent de monter… Je me détache du contenu, ne percevant plus que le ronronnement apaisant de leurs voix, les yeux fixés sur la porte. Je me sens… bien.

Lorsque la chair est au repos, bien souvent l’esprit vagabonde. Bercée par l’atmosphère paisible, je songe à toutes les merveilles qui parsèment Asmodae. L’envol d’un Bel-Argus, aux ailes bleues et brillantes… Les vestiges de l’Impetusium, appuyés à leur splendeur passée comme une vieille dame accrochée à ses souvenirs… La flore luxuriante de Patamar dans sa sublime diversité de formes et de couleurs… Cet inconnu qui vient de franchir le seuil… Son regard a la même nuance que le reflet des dunes sur les minarets d’Aruath… Dans ses prunelles luit un éclat familier… La détermination… L’intransigeance, aussi…

Ses yeux, inquisiteurs sous ses sourcils froncés, viennent soudain se planter dans les miens. Glacée d’effroi, je réalise que je le fixe depuis un bon moment d’une façon tout à fait discourtoise. Et qu’il s’en est aperçu. Un frisson désagréable me parcourt l’échine tandis que je détourne le regard, feignant de me passionner pour la conversation de mes voisins. M’reb th’sa… Voilà ce qu’on récolte à se laisser aller.

Une chope de thé fort fume devant moi, posée à côté d’un grand bol à l’odeur appétissante. Ma rêverie m’a si bien entraînée dans sa valse lente que je ne me suis même pas rendue compte qu’on m’avait servie… Je plonge promptement les lèvres dans le breuvage brûlant. L’amertume du thé résonne sur mes papilles, écho rémanent du fil de mes pensées. J’essaie de forcer mon esprit à songer à autre chose qu’à cet homme dont le regard me met inexplicablement mal à l’aise.

A une façon de gagner des kinah, par exemple. La bourse de mon hôte, lourde et rebondie à mon éveil, s’aplatit de plus en plus au fur et à mesure de mes bourdes. Plusieurs tractations, que j’avais jugées sans risques, se sont avérées catastrophiques. Il me faut un moyen, rapide et sûr, d’assurer ma subsistance. Je me réfugie dans des réflexions d’ordre pratique, envisageant diverses possibilités de regarnir mes poches. Cette feinte fonctionne presque.

Je me targue, depuis toujours, d’être capable d’imposer à mon esprit une discipline de fer lorsque je le souhaite. Déformation professionnelle. Mais, évidemment, il subsiste une faille… Sinon, ça serait trop simple.

Pendant que le fil conscient de mes pensées examine froidement diverses idées potentiellement rentables, mes propres yeux se rebellent, glissent hors de mon contrôle sur la salle, jusqu’à retrouver la stature hiératique de mon inconnu. Il est allé s’installer dans l’ombre, à l’écart.  Mes prunelles traîtresses l’observent, détaillent ses traits fins, gravent dans ma mémoire la courbure souple de ses épaules, les lignes mâles de ses longues mains aux doigts élancés.

Pour la seconde fois, il les intercepte. J’en sursaute, sentant confusément mon visage devenir blême, mes traits se crisper. Je me sens… mise à nu. Pire que d’avoir été de nouveau surprise en flagrant délit d’indiscrétion, je réalise que ma façon de réagir est grotesque. Je me comporte comme une enfant qu’on vient de surprendre en train de voler des confitures. Ou comme une pucelle effarouchée. Pourtant, je n’ai rien fait de ‘mal’. J’ai été incorrecte, soit… Mais ce n’est pas un crime. Pourquoi me regarde-t-il comme si je venais de cracher sur ses bottes ? Comme si ma seule présence suffisait à souiller l’air qu’il respire ?

L’inconnu continue de me fixer, accentuant mon malaise. Mon instinct de conservation s’agite avec l’énergie du désespoir, me hurlant que je suis en danger. Je balaie ses mises en garde d’une chiquenaude mentale. Je veux savoir d’où vient cette inexplicable sensation, bien trop familière. Les rouages de mon esprit s’emboitent à toute allure. Et soudain, tout est clair.

Trop clair. Je me sens devenir pâle comme une morte, ma gorge se serre à m’en faire mal, et mes émotions jusque-là soigneusement refoulées déferlent en submergeant tout raisonnement rationnel. Mais cette situation-là, au moins, je sais la gérer. Je sais exactement comment réagir. Il n’y a qu’une seule option envisageable, qu’une seule échappatoire valide.

La fuite.

Je me relève, posément malgré le sang qui bat à mes tempes, et plaque sur la table assez de piécettes pour régler mon repas. Mon geste est trop brusque, il empeste le malaise. Je n’en ai cure. A cet instant précis, le plus important est de rassembler le peu de dignité qui me reste et d’aller trainer ma carcasse stupide ailleurs. Une part de mon esprit constate, sarcastique, que je n’ai presque pas touché à mon ragoût, et que je crève encore de faim. Ne pense à rien, regarde devant toi, ne te prends pas les pieds dans le tapis. Là. Ça va bien se passer. Je louvoie dans la grand-salle jusqu’à la sortie, trop consciente que mon souffle court et mon pas martial gâchent la nonchalance que je m’efforce d’affecter.

Je claque la porte derrière moi plus que je ne la referme. Intérieurement, je sais très bien que je n’ai trompé personne. Et surtout pas moi-même. Histoire de marquer le coup, je m’abreuve intérieurement d’injures. Je m’attribue même sans vergogne certains qualificatifs honteux, du genre à faire rougir un homme de peine. Quitte à me conduire comme la dernière des lâches, autant le rester jusqu’au bout.

La neige profite de ma sortie pour revenir s’amonceler sur ma chair encore tiède. Elle aussi a honte de ma faiblesse. Sinon, elle ne m’offrirait pas la réconfortante indulgence de sa caresse glacée, sa blanche pèlerine venue recouvrir les lambeaux de mon amour-propre. Je referme mes paupières, levant mon visage à sa rencontre. Son baiser a le froid mordant des sables de Glath. Un court instant, grâce à elle, je peux rentrer chez moi. Je souris aux nuées, reconnaissante, et murmure un remerciement ténu aussitôt emporté par le vent.

Derrière moi, la porte se rouvre, et quelque d’autre sort. J’éclate involontairement d’un rire nerveux. Le blizzard m’a remis les idées en place, assez pour que je réalise enfin qu’un parfait inconnu a réussi à me mettre suffisamment mal à l’aise pour que je renonce au seul abri que j’aie, me privant d’un repas mérité. Et pourquoi ? Parce qu’il m’a évoqué des joies délétères, et je n’ai pas su maîtriser le typhon de mes propres souvenirs. Autrement dit, sans aucune raison rationnellement valable. Jolie performance. Voyons le côté positif des choses… Cette fois, je suis au moins certaine que ce n’est pas la mémoire résiduelle de mon hôte qui me joue de sales tours. C’est la mienne. La mienne seule.

Je hausse les épaules, car au fond, ça n’a pas vraiment d’importance. Je suis une grande fille, capable de maîtriser mes émotions. Je n’ai plus qu’à rentrer et reprendre mon repas interrompu, en maugréant haut et fort après cette foutue tempête pour sauver la face. Et me retrouver de nouveau face à cet homme, sachant bien que je ne pourrai pas m’empêcher de boire sa présence des yeux…

Par réflexe, je tâche d’examiner la situation en prenant le plus de recul possible, en restant totalement neutre. Mais j’en suis, évidemment, incapable. Je n’ai jamais été capable de rester raisonnable face à lui. Mon rire sauvage redouble d’intensité. Parce que je comprends ce qui m’a frappée chez cet asmodien. Parce que je sais trop bien pourquoi il me semble aussi familier, pourquoi je me sens aussi mal à l’aise en sa présence. Et parce que je me fiche complètement de ce que pensera celui ou celle qui me verra ainsi, campée dans la tempête, savourant ma propre déliquescence en me gaussant du destin à gorge déployée.

Oui, qu’ils me croient donc cinglée, si ça les tient à distance. Je suis trop occupée à invectiver en silence le hasard qui n’existe pas… Trop occupée à me moquer de moi-même pour me soucier de ce qu’ils pensent. Et trop occupée à respirer le parfum délétère des jours enfuis qui jamais plus ne reviendront. Cette rencontre me nargue et me poignarde à la fois, rouvrant une blessure ancienne que je pensais depuis longtemps refermée. Cet inconnu de passage…

Il a le même maintient, magnifique et sauvage. Il a la même façon de se mouvoir, la même violence à peine contenue dans chacun de ses gestes. Et il a le même regard.

Il faut que je fuie cette ville. Vite. Le plus vite possible.